lundi 26 mai 2008

Au grand platane de l'ex R.N 5







Aujourd'hui, 25 mai 1992, le grand massacre commence.
Un à un, j'ai vu tomber dignement tous mes frères avec un grand bruit de souffrance.
Moi, le plus gros, le plus grand, je ne ne me suis pas rendu du premier coup, malgré la puissance de leurs grosses machines modernes ; au premier coup, ils m'ont juste ébranlé et le câble a cassé.
Je suis resté debout fièrement, amputé, mon sang (pardon, ma sève) mélangé à la sciure en tas à mon pied, j'ai ¼ d'heure de répit, mais ils ont eu raison de moi, et maintenant, étendu de tout mon long (Dieu ! Que je suis grand !) sur cette route que j'ai protégé du soleil pendant plus de 100 ans, je repense à tout ce que j'ai vécu.
Oh ! Je sais que mes voisins me maudissaient pour mes feuilles imputrescibles qui bouchaient leurs chêneaux et leurs caniveaux, et à l'automne, envahissaint leurs jardins ou leurs pelouses ; mais je sais aussi qu'ils m'admiraient et aimaient me regarder frémir au moindre souffle de mon ami le vent.
Les pies que j'abritais ont bien de la peine et doivent chercher un autre que moi pour construire leurs nids, jusqu'en haut si l'année n'est pas trop venteuse, disaient les anciens, ou plus bas, si le vent souffle fort le jour des Rameaux.
Bien sûr, j'ai eu de la peine lorsque quelques imprudents ou quelques désespérés venaient mourir à nos pieds, mais ce n'était pas notre faute ; pourquoi nous accuser et nous condamner pour moderniser la route ?
Au début de ma vie quand Napoléon III, alors Président de la République, nous fit planter sur les chemins reliant la préfecture aux villes principales pour abriter ses préfets et ses hauts dignitaires qui se déplaçaient en calèche (Dame ! Le voyage était long en ce temps là), la route était faite de cailloux que les cantonniers et les prisonniers cassaient sur ses bords pour boucher les ornières au fur et à mesure des passages ; en ai-je vu des belles dames aux longs jupons et en chapeaux, aussi larges que les champignons paraboliques qui poussent maintenant sur vos toits, des messieurs en hauts de formes et habits noirs recouverts de fine poussière blanche que projetaient les roues de leur équipage.

J’ai vu des hommes et des femmes du village se rendre à pied à Dijon avec leurs
Charrettes à bras pour vendre leurs légumes au marché, ou pour prendre le train à Neuilly ;
J’ai vu pendant longtemps les paysans avec leurs chevaux et leurs chariots.
J’ai connu cinq ou six générations d’enfants qui traversaient la route près de moi
pour aller à l’école.
Je connaissait bien le tilbury de la sage- femme, toujours pressée celle-là. j’ai assisté à la naissance de l’aviation et j’ai suivi son évolution,mais ces derniers temps les mirages de la base aérienne toute proche me faisaient trembler jusqu’à mes racines.
Dans les années 20, j’ai vu passer les coureurs du tour de France, les boyaux sur les épaules ; en ce temps là ils devaient réparer seuls, et les crevaisons étaient nombreuses sur la route empierrée, le français René Vietto portait fièrement le maillot jaune, malheureusement il a chuté à l’entrée de Dijon et n’a pu repartir.

J'ai perçu le sifflement et le halètement des locomotives à vapeur et le simple frémissement du T.G.V de passage. J'ai entendu les cloches sonner tant de fois : baptêmes, communions, mariages, messes, mais aussi hélas les enterrements, même trois fois par jour lorsque le défunt était du village, l'Angélus à midi et à 7 heures pour appeler les ouvriers dans les champs ; toutes mes feuilles ont frissonné en ces jours d'été d'août 1914 et septembre 1939 où elles annonçaient la mobilisation générale, puis la déclaration de guerre ; enfin plus joyeusement pour l'Armistice en 1918 et la libération en 1944.

Cher clocher millénaire qui me faisait face, je te souhaite une longue vie, tu es le seul maintenant à dominer le village de Crimolois.
J'ai aperçu de haut de ma cime les grandes inondations de 1965 et 1967, souvent l'Ouche est sortie de son lit pour venir rejoindre l'Oucherotte, où se trouvaient jadis les moulins qui ont donné leur nom à notre commune, mais je n'étais pas encore assez grand pour les voir.

J'ai vu défiler les casques à pointes des Prussiens, j'ai entendu résonner sous mes branches les pas cadencés des envahisseurs, leurs chars et leurs motos. J'ai vu emmener les ouvriers pour le S.T.O. j'ai vu passer des résistants libres ou enchaînés ; enfin avec un grand frémissement de soulagement j'ai vu arriver nos soldats et nos alliés. J'ai participé à la joie de tous, je vous ai vu danser sur la place.

Puis la vie à repris et sont venues les motos , les voitures de plus en plus nombreuses et de plus en plus rapides ; j'avais à peine le temps de les voir passer...

J'étais votre mémoire, je faisais partie de votre vie, de votre commune, et maintenant, que vais-je devenir ? meubles ou bois de chauffage ?

Moi le plus grand, le plus majestueux des platanes de l'ex-nationale 5 ?

D.Voinet

1 commentaire:

Les participants de l'EPN a dit…

Très belle Histoire que celle du PLATANE, c'est avec nostalgie que l'on assiste à la fin de ces géants des bords de nos routes.
Bravo à toute l'équipe et à Audrey pour votre blog qui se lit et se regarde avec plaisir.